L’excentricité des images (Anthropo-excentrismes 2)

David Zerbib

Dans le prolongement du séminaire de l’an passé, nous proposons de réfléchir à ce qui, dans le régime contemporain des images, répond à l’enjeu anthropologique, esthétique et politique de « l’anthropo-excentrisme ». Par ce concept inspiré des théories d’Helmuth Plessner (cf argumentaire ci-dessous), nous définissons un mouvement d’excentrement de l’humain vis-à-vis de lui-même, dans lequel se crée un espace de jeu et de création qui rompt avec le modèle de l’anthropocentrisme et modifie les paramètres de projection de l’humain dans son rapport aux non-humains. Comment les processus de pluralisation des perspectives, de virtualisation des points de vue et d’hyper-circulation numérique, sans oublier bien sûr les décentrements opérés dans les expérimentations artistiques contemporaines, participent-ils de ces changements anthropologiques ? Nous examinerons notamment cette année les catégories développées par Philippe Descola dans Les formes du visible (Seuil, 2021) ; nous prolongerons notre dialogue avec David Rudrauf (Campus Biotech de Genève, où il élabore des modèles de conscience projective dans le cadre de questionnements sur l’intelligence artificielle) ; et nous collaborerons dans le cadre d’un workshop avec le projet Visual Contagions (dirigé par Béatrice Joyeux-Prunel à l’Unige).

Anthropo-excentrismes

Contexte : la crise de l’anthropocentrisme.
Comment peut-on (encore) être humain ? La crise contemporaine de l’anthropocentrisme impose d’examiner autrement la spécificité de ce mode d’être vivant. Il n’y a pas si longtemps, l’une des institutions les plus représentatives de l’héritage culturel occidental pouvait affirmer : « Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (Concile de Vatican II, 1965). La foi traditionnelle comme la raison moderne ont en effet concouru à situer l’homme au centre du monde, dans l’esprit notamment de la célèbre formule de Descartes, qui l’envisageait « comme maître et possesseur de la nature ».

Ces perspectives sont à présent déformées, décomposées ou diffractées par une multitude de prismes que nous tendent les sciences, la philosophie, l’anthropologie, l’économie politique et l’écologie. Selon un diagnostic mainte fois établi, l’humain (étant entendu que certains humains plus que d’autres ont historiquement incarné cette catégorie) a mis en péril sa propre existence en ruinant les conditions de viabilité du monde sur lequel il prétendait exercer sa maîtrise. De surcroît, il tend à perdre l’identité universelle qui lui permettait de se situer en soi, sur un plan métaphysique, là où puiser les ressources spirituelles nécessaires pour se projeter à travers le temps et l’espace. Perte difficile à consoler si l’on considère combien ces mêmes ressources ont servi, en partie, à produire et justifier des pratiques de domination, d’exploitation de discrimination ou d’extermination. Ainsi l’humain se découvre-t-il abandonné par la transcendance alors même que l’immanence du monde de la vie lui apparaît étrangère et hostile, y compris au niveau de cette « sous-strate de la vie » que représente un coronavirus, pour reprendre une expression de Slavoj Zizek.

Voilà pourquoi il est nécessaire de réfléchir à d’autres coordonnées anthropologiques, qui ne partiraient pas des grandes structures de légitimation modernes, avec les hiérarchies et les oppositions binaires qui les composent. L’anthropologie et la philosophie contemporaines ont ouvert à ce titre un certain nombre de voies, qu’il est utile de comparer. La crise de l’anthropocentrisme s’accompagne d’une manière générale de nombreux symptômes théoriques et culturels qui interrogent en effet la nécessité même de l’humain, au regard d’une réalité qui n’aurait pas besoin de lui, d’un monde appelé à lui survivre, d’une hybridité biocentrique où il perdrait toute spécificité, ou encore d’un progrès technologique qui le rendrait obsolète, comme dans l’utopie transhumaniste qui déclare l’humain dépassé comme pour mieux racheter sa position de centralité. La crise de l’anthropocentrisme est par ailleurs corrélée à des pratiques politiques et artistiques qui mettent l’accent sur l’expérience située, et sur des conditions de pensée plus locales. La force d’interpellation des « identity politics » est à comprendre dans cette dynamique. Le rôle du « site specific » dans l’art contemporain, la redéfinition des cadres de l’expérience spatio-temporelle et l’inscription corporelle et sociale de l’oeuvre ont joué aussi le jeu de ces recompositions topologiques.

Problématique spécifique : l’excentricité.

A partir de cet état des lieux, nous voudrions dans ce séminaire explorer une stratégie de réflexion qui consiste à voir comment repenser le propre de l’humain à partir de sa condition d’être vivant, de manière à déjouer les impasses tout autant de l’anthropocentrisme que de l’obsolescence proclamée ou programmée de l’humain. Nous utiliserons pour cela le concept de « positionnalité excentrique » issu de l’anthropologie philosophique d’Helmuth Plessner (1892-1985). Ce dernier montre que c’est dans son rapport au corps vivant que se trouve l’essence de l’humain. Là se manifeste en effet une spatialité propre qui met l’individu à distance de lui-même. C’est cette distanciation « excentrique » qui rend possible la culture, le langage, la pensée. Ce n’est donc ni la raison, ni la conscience, ni l’esprit, qui définissent en premier lieu l’humain. L’excentricité, inscrite dans le corps, le distingue - mais aussi le rapproche d’eux sur un même plan vital – des plantes et des animaux. Quelles conséquences tirer de cette idée face à la crise de l’anthropocentrisme ? Un anthropo-excentrisme est-il concevable, qui redonnerait une capacité de jeu – esthétique, éthique, politique - aux êtres piégés par leur propre maîtrise du monde que semblent être devenus les humains ? En d’autres termes, quel mode d’être humain est-il encore jouable, et à la faveur de quel déplacement, de quel excentrement ?