Bzzz Bzzz Bzzz : une histoire orale et locale de 10 années mouvementées au Work.Master (2011-2021)

Lili Reynaud-Dewar

Il y a huit ans, en 2014, l'artiste suisso-éthiopienne basée à Genève Ramaya Tegegne a obtenu son diplôme du Work.Master à la Head. Pour sa remise de diplôme, elle a présenté un projet mystérieusement intitulé Bzzz Bzzz Bzzz. Bzzz Bzzz Bzzz est à la fois une performance (une lecture) et une publication qui rassemble les transcriptions d'une conversation avec plusieurs personnes impliquées d'une manière ou d'une autre dans New Jerseyy, un offspace basé à Bâle et fonctionnant jusqu'en 2013. Avec Bzzz Bzzz Bzzz, Ramaya Tegegne a observé les dynamiques de groupes au sein de communautés artistiques. Elle a recueilli des ragots, des histoires, des souvenirs, des anecdotes, des récits de tensions et d’amitié, tout ce qui existe au-delà du domaine lisse des images qui caractérise la production et la circulation de l'art aujourd'hui, et tout ce qui est la chair et la vie même de la production artistique, c'est-à-dire la vie, les émotions et les conversations.

Il y a un an, le Work.Master a quitté son ancien bâtiment du Boulevard Helvétique pour s'installer dans le nouveau bâtiment du Campus HEAD. En cours de route, certains disques durs qui contenaient des images et des documents d'anciens projets développés dans le cadre du work.master ont mystérieusement disparu. Presque au même moment, un nouveau site web a été lancé et la section "projets passés" a également disparu. Nous nous sommes soudainement retrouvés sans trace ni historique de ce qu'avaient été ces années précédentes. Mais il faut aussi admettre que ce que nous avons fait n'a pas toujours été documenté ou archivé, car très souvent, dans la hâte ou l'excitation de travailler ensemble et de créer de nouvelles œuvres, de nouvelles expositions, films ou performances, de nouvelles idées, nous oublions d'archiver les choses correctement et/ou de fournir des preuves de ce que nous avons fait. Nous mettons toujours plus d'énergie à travailler, parler, voyager, discuter, faire la fête, qu'à documenter et organiser nos archives.

Comment se souvenir de ce que c'était de tourner un film dans la ville natale d'Andy Warhol avec la Radical Chic Academy de Verena Dengler ou de créer de nouvelles situations et images en mouvement avec Vaginal Davis et Olga Rozenblum ? Comment était-ce de travailler avec les professeurs invités Tobias Madison, Tobias Kaspar, Jon Rafman ? Qu'est-ce que Performance Proletarians ? Qu'est-ce que Laptop Radio ? Qu'est-ce que Fashion Time ? Qu’est qu’Enseigner comme des adolescent.e.x.s ? Qui a pu travailler sur une performance de Spartacus Chetwynd (dont le nom est maintenant Marvin Gaye Chetwynd) à Le Consortium à Dijon ? Pourquoi certain.e.x.s étudiant.e.x.s étaient-iels déguisés en grosses crevettes lors de la performance de Vittorio Brodmann à LiveInYourHead, alors encore dans ce vieux bâtiment situé bien au-delà de la gare Cornavin ? Pourquoi la professeure Danai Anesiadou n'est-elle venue que deux fois ? Quel a été le résultat du Labzone de Carissa Rodriguez ? Où sont les céramiques produites avec Mai-Thu Perret ? Pourquoi certain.e.x.s professeur.e.s enseignaient-iels dans leur chambre d'hôtel ? Qu'ont fait les étudiant.e.x.s dans le cadre du voyage à Malte d'Anthea Hamilton ? Pourquoi les étudiant.e.x.s qui ont participé au Sanatorium de Pedro Reyes à la Documenta 13 n'ont-ils pas été payé.e.x.s ? Il y a tant d'histoires à raconter, à se remémorer, à critiquer, dont se moquer...

La lab.zone Bzzz Bzzz Bzzz est à la fois un hommage à une œuvre développée dans le contexte de work.master (celle de Ramaya Tegegne) et l’appropriation d'une méthodologie particulière: celle de la conversation. Afin de comprendre à quoi ressemblaient les années qui nous ont précédé.e.x.s, comment étaient l'ambiance, le contexte et quels types de projets étaient développés, nous allons interviewer d'ancien.ne.x.s participant.e.x.s à ces expériences pédagogiques, des artistes invite.e.x.s et des professeur.e.s bien sûr, mais surtout d'ancien.ne.x.s étudiant.e.x.s. Nous les rencontrerons dans des bars, dans leurs studios, chez elleux, dans leur parc préféré, et nous leur demanderons de parler de ce dont iels se souviennent. Il se peut que les gens récupèrent des photos sur leurs téléphones pour nous, qu'iels retrouvent une publication sur leurs étagères, qu'ils fassent des commérages, qu'ils critiquent ces projets bizarres, qu'ils se contredisent parfois, qu'ils ne se souviennent pas très bien, qu'ils ne veuillent peut-être même pas en parler, mais plutôt discuter de leur situation actuelle, et de l'influence de ces projets et de ces rencontres sur leur pratique. Que sont devenus ces étudiant.e.x.s ? Artistes, cuisinier.e.x.s, éditeurices, employé.e.x.s de bureau, chercheureuses, DJs, lap dancers, fermier.e.x.s... Pour commencer, nous allons "voyager" principalement à travers Genève, puis peut-être à travers la Suisse et ensuite peut-être dans une ou deux villes européennes où certains de ces ancient.ne.x.s étudiant.e.x.s et professeur.e.s résident aujourd'hui, comme Vienne ou Berlin, ou Rome.

Ce qui en résultera reste à discuter ensemble. S'agit-il d'un livre, d'un film, d'une pièce de théâtre, d'un spectacle, d'une lecture ? L'histoire orale n'a parfois même pas besoin de produire des preuves de sa propre existence. Ce qui compte ici, c'est d'avoir une bonne conversation et de comprendre où nous en sommes, qu'il y a toujours eu d'autres étudiant.e.x.s avant nous, d'autres cours, d'autres projets bons et mauvais, d'autres histoires, d'autres histoires d'amour, d'autres ragots, d'autres crises et d'autres formes d'amitié. Tout change si vite, nous avons besoin de savoir comment étaient les choses il y a deux ou trois ans, et nous avons besoin de partager nos experiences, afin de rendre notre époque et notre condition actuelles peut-être un peu meilleures.