EXCENTRICIT.AI

David Zerbib

Les progrès de l’intelligence artificielle, avec les spectaculaires applications permises par cette technologie dans des domaines divers, y compris dans le champ des arts, suscitent des discours le plus souvent orientés par l’idée d’un défi lancé à la spécificité et à la supériorité de l’intelligence humaine. Puissance de calcul, capacité d’apprentissage, mimétisme conversationnel et comportemental, potentiel créatif dans les domaines de l’image notamment… Après l’automatisation industrielle des tâches physiques attachées à la production, l’automatisation des tâches intellectuelles liées notamment à la création est en voie d’atteindre un niveau tel que l’humanité semble poussée dans une sorte de test anthropologique.

Notre époque apparaît ainsi comme le temps d’un grand CAPTCHA, toujours plus complexe, au terme duquel nous saurons si, et comment, nous pourrons entrer dans la Cité d’une humanité redéfinie. Dans le célèbre mythe grec, l’énigme du Sphinx conditionne la possibilité pour Œdipe d’entrer à Thèbes, sous peine d’être dévoré en cas d’échec. Pour réussir, il aura dû appeler « homme » un être décrit dans l’énigme comme un mutant doté, selon le temps, d’un corps à quatre, deux, ou trois pattes. Autrement dit, il aura dû, sous le regard inquiétant d’un être hybride, reconnaître l’humain dans la plasticité physique et la précarité existentielle de sa condition.

Le grand CAPTCHA nous interroge autrement : comment peux-tu encore être humain, toi qui t’avances ici ? En d’autres termes, si tant de traits attachés à l’intelligence, à la rationalité, à la subjectivité, à la conscience, aux affects, à l’imagination, et même à l’inconscient ou aux rêves, ne paraissent plus constituer ton privilège essentiel, comment vas-tu définir le propre de ton humanité ? À partir de quelles projections du corps ? De quelles plasticités de l’identité ? De quelles relations aux non-humains ?

Nous tenterons de répondre à ces questions en sortant de la perspective anthropocentrée selon laquelle l’IA devrait ou pourrait nous servir, nous imiter ou nous remplacer. Il s’agira en effet plutôt de saisir cette question comme l’occasion d’un excentrement philosophique, inspiré notamment de l’anthropologie philosophique d’Helmuth Plessner (1892-1985). Ce dernier montre en effet que c’est dans son rapport au corps vivant que se trouve l’essence de l’humain. Là se manifeste en effet une spatialité propre qui met l’individu à distance de lui-même. C’est cette distanciation « excentrique » qui rend possible la culture, le langage, la pensée. Ce n’est donc ni la raison, ni la conscience, ni l’esprit, ni l’intelligence calculatoire qui définissent en premier lieu l’humain. L’excentricité, inscrite dans le corps, le distingue - mais aussi le rapproche d’eux sur un même plan vital – des plantes et des animaux. En quoi le grand CAPTCHA réactive-t-il cette spatialité organique ? Et quel rôle l’art peut-il jouer dans notre réponse à la nouvelle énigme ?

Dans le cadre de Cybercultures
Ce Think.Zone se déroule en français. Les cours sont crédités en fonction de l'assiduité et de la participation.

Bibliographie partielle :

  • Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Tome 2 : sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, Fario, 2011.
  • James Briddle, Toutes les intelligences du monde. Animaux, plantes, machines, trad. C. Le Roy, Paris, Seuil, 2023.
  • Donna Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais, Exils Editeur, Paris 2007 (1984).
  • Gesa Lindemann, « The Brain in the Vat as the Epistemic Object of Neurobiology », Plessner’s Philosophical Anthropology, éd. Jos De Mul, Amsterdam University Press, 2014, p. 335.
  • Trevor Paglen, « The operational image », e-flux journal, n°59, 2014.
  • Helmuth Plessner, Les degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique, trad. P. Osmo, Paris, Gallimard, 2017 (1927).
  • Avital Ronell, Test drive : La passion de l’épreuve, trad. C. Jaquet, Paris, Stock, 2009.
    Thomas Schlesser, dir., L’image sans l’homme, Presses du réel, coll. « Les carnets du Bal », n°9, 2021.
  • Alan Turing, « Computing machinery and intelligence », Mind, Oxford University Press, vol. 59, n° 236,‎ oct. 1950.
  • Alan Turing, Jean-Yves Girard, La machine de Turing, Seuil, « Point Sciences », 1999.
  • Sylvie Boisseau, Frank Westermeyer et David Zerbib, Jouer à être humain. Entre IA, vie animale et végétale : une expérimentation artistique et philosophique, Berlin, Genève, Naima / HEAD, 2021. English edition : Playing at being human. Between AI, animal and plant life: an artistic and philosophical experiment.