Trafic de Traditions

Olivier Marboeuf

Défendre ses traditions est devenu le mot d’ordre du projet conservateur et xénophobe des sociétés occidentales, face au tourbillon chaotique d’une économie globalisée qui trouve son origine dans les grandes colonisations modernes. Les prédateurs les plus avides du capitalisme fossile n’ont cessé d’implémenter ce grand récit de la guerre des civilisations et de scénariser la menace des invasions barbares qui frapperaient jalousement aux portes des sanctuaires démocratiques du Nord Global. Aussi improbable que soit ce script, aussi grossière que puisse être cette diversion qui transforme par magie les seigneurs de l’extractivisme en défenseurs de peuples fragiles et menacés, ce récit s’avère pourtant diablement efficace. Pas tant par ses qualités intrinsèques que par les moyens faramineux investis pour faire aboutir cette militarisation des traditions par ceux-là même qui n’ont fait que détruire les langues, les sols, les savoir-faire autonomes, les diverses formes de vie et d’attachements collectifs pour fabriquer leur armée docile de consommateurs.
Ce surinvestissement dans l’outrance et le récit délirant a largement pris de cours toutes celles et ceux qui pensaient faire advenir un monde émancipé des violences du pétro-patriarcat par la seule magie de récits spéculatifs. La guerre culturelle a belle et bien changé de terme, de forme et de terrain. Et il semble bien difficile aujourd’hui d’ignorer qu’il s’agit d’un âpre combat. Comme l’a énoncé la philosophe américaine Donna Haraway, « nous avons urgemment besoin de nouveaux récits »* . Si cette proposition doit rester au coeur de nos préoccupations, nous devons à présent concéder que les récits seuls ne suffisent pas, aussi désirables soient-ils. Il est également nécessaire de les pratiquer et pour cela de reconquérir des terrains, des espaces et des lieux souverains où ces récits pourraient être actifs afin de (re)produire des mondes habitables à expérimenter et entretenir face aux catastrophes du capitalisme. Il nous faut donc aussi nous préparer sans innocence à défendre ce à quoi nous tenons, ce sur quoi nous tenons et celles et ceux qui tiennent à nous, qui tiennent grâce à nous. Dans cette perspective, il serait dangereux d’abandonner la notion de tradition aux apprentis sorciers du fascisme, autant que l’idée du sol aux seuls imaginaires des états nations et des frontières solides plutôt que de s’engager dans des pratiques culturelles soucieuses d’élaborer des relations réciproques avec un sol – a land, un terroir, un péyi - et de l’enrichir pour les êtres futurs qui le peupleront après nous. Des êtres visibles, invisibles, humains ou non-humains.

Ce Think Zone visera à étudier collectivement les différentes manières dont se produisent et se reproduisent des traditions. Il est basé sur l’hypothèse que les approches conservatrices s’inscrivent dans des écologies morbides où la tradition est réifiée et patrimonialisée comme un objet du commerce mémoriel, mais plus comme un lieu où se rejoue des possibles imaginaires et espaces d’émancipation. Le masque dans la vitrine ne danse plus. Notre étude de certaines grandes manifestations traditionnelles nous montrera qu’il existe cependant toujours des zones hors de contrôle pour une archive réfractaire à toute domestication et remise en ordre narrative. Ce Think Zone sera donc notamment l’occasion d’une approche critique de la notion d’archive et de conservation dans la museographie occidentale et d’une recherche d’autres modes vivants de transmission basées sur des pratiques de répétitions différentes -rehearsals- inspirées du carnavalesque minoritaire et de différentes tactiques créatives de résistance.
Dans ce cadre, les formes esthètiques que nous traverserons ou nous créerons ensemble – des images aux cartes mentales, des parures aux performances et aux récits – seront considérées comme des cosmovisions, c’est-à-dire des gestes reliés à des mondes situés qu’ils entretiennent en retour. Et nous verrons que ces mondes peuvent être mobiles et transplantées, ce qui posera la question des traditions d’hospitalité et des conditions d’hydridation. Ceci nous permettra de nous engager dans un questionnement concret et vigilant des risques d’extractivisme et d’appropriation culturelle de la sphère artistique occidentale. Penser nos pratiques dans une perspective décoloniale en actes signifiera ici veiller une forte connexion entre le geste artistique et le type d’attachements réciproques qu’il entretient avec le contexte dans lequel il prend forme – activités, géologie, paysages, faune et flore, mode de vie locale et transplantée.

A partir d’une série de matériaux rapportés par les participant·es-x et issus de leur propre expérience sociale – photographies, extraits de films, textes, récits, costumes, pratiques du corps, occupation de l’espace - nous développerons un étude pratique des traditions transportées / incorporées par ce groupe. Le second semestre sera consacré à la création de nouvelles traditions résistantes et hospitalières, archives vivantes de ce sol composite auquel nous tenons et à l’élaboration de leurs conditions et lieux de pratique, ainsi que de leur mode de transmission dans le temps.

  • Dans Story Telling for an Earthly Survival, un film de Fabrizio Terranova (2016)